Chapitre III
L’intérieur de la Brebis Bleue était une grotte sombre, ses murs peints de différentes tonalités de bleu pastel. Des alcôves garnies de banquettes cerclaient une zone centrale occupée par des tables et des chaises. Un long bar, avec un miroir décoré de moutons folâtres garnissait le mur du fond.
Marden l’attendait dans l’un des renfoncements. Devant lui, un grand verre empli d’une boisson glacée. Le policier semblait détendu ; ses cheveux roux impeccablement peignés. Sur le col de sa chemise d’uniforme, deux galons de couleur indiquaient son grade de capitaine. Il ne portait pas de veste. Il porta sur Dasein un regard attentif tandis qu’il s’approchait.
— Vous buvez quelque chose ? demanda-t-il à Dasein qui s’asseyait.
— Qu’est-ce que vous avez pris ? Dasein indiqua la boisson glacée.
— Une sorte de bière à l’orange avec du Jaspé.
— Je vais goûter.
Marden leva la main et cria au barman :
— Un autre Ade, Jim. Il reporta son attention sur Dasein. « Comment va la tête, aujourd’hui ? »
— Ça va, répondit Dasein. Il se sentait à cran, inquiet de savoir comment s’y prendrait Marden pour aborder le sujet de son porte-documents. On lui porta son apéritif. Dasein apprécia l’intermède et sirota le breuvage. Sur son palais, l’acidité de l’orange se mêlait à l’astringente amertume du Jaspé.
— Oh, à propos de votre porte-documents, dit Marden.
Dasein reposa son verre avec un calme délibéré, croisa le regard tranquille et calculateur de Marden.
— Oui ?
— J’espère ne pas vous avoir gêné, en le prenant.
— Pas trop.
— J’étais surtout curieux de détails techniques, expliqua Marden. Je connaissais déjà les raisons de votre présence ici, bien entendu.
— Oh ? Dasein dévisagea Marden, en quête d’un indice sur son état d’esprit. Comment pouvait-il être au courant du projet ?
Marden prit une longue lampée de bière à l’orange, s’essuya les lèvres.
— Pas mauvaise, hein ?
— Très parfumée, approuva Dasein.
— Vous avez entrepris une approche des plus classiques, à vrai dire. Il scruta Dasein. « Vous savez, j’ai la drôle d’impression que vous ne réalisez pas à quel point on vous a manipulé. »
L’amusement se lisait sur son visage. Dasein dut lutter contre la réaction de colère qui montait en lui.
— Et qu’est-ce que c’est censé signifier ? demanda-t-il.
— Peut-être serez-vous intéressé d’apprendre que votre cas a fourni matière à discussion à notre Conseil Municipal.
— Moi ?
— Vous. Plusieurs fois. Nous savions qu’ils feraient appel à vous tôt ou tard. Cela leur a pris plus longtemps que prévu. Marden hocha la tête. Nous avons fait circuler un portrait de vous pour prévenir les gens : les garçons, les serveuses, les barmen, les employés…
— Les pompistes, ajouta Dasein. Le schéma devenait clair. Il ne fit rien pour cacher sa colère. Comment osaient-ils ?
Marden était l’image du calme raisonnable :
— Ils devaient fatalement avoir vent des sentiments d’une de nos filles envers vous, expliqua-t-il. C’était un biais pratique, comprenez-vous. Et l’on prend les biais que l’on peut trouver.
— Qui est ce ils auquel vous faites référence ? demanda Dasein.
— Hmmmm.
Dasein prit trois profondes inspirations pour se calmer. Il n’avait jamais eu l’intention de cacher indéfiniment ses objectifs, mais il avait espéré ne pas se dévoiler immédiatement. De quoi diable parlait ce dingue de policier ?
— Vous posez un sacré problème, reprit Marden.
— Eh bien, ne vous avisez pas de me jeter hors de la vallée comme vous l’avez fait avec ce stupide représentant hier soir ou avec les chasseurs que vous avez pris ce matin, avisa Dasein. J’obéis à la loi.
— Vous jeter ? Loin de moi cette idée. Dites, si on mangeait ? Nous sommes venus pour déjeuner, après tout.
Dasein se trouva pris à contre-pied : le brusque changement de sujet le divertit de sa colère ; un sentiment de culpabilité l’entravait.
— Je n’ai pas faim, grommela-t-il.
— Vous aurez faim d’ici qu’on nous serve. J’ai commandé pour nous deux. Marden appela le garçon : « Deux salades Jaspé, à la carte. »
— Je n’ai pas faim, insista Dasein.
— Mais si, Marden sourit. « …Me suis laissé dire qu’un gros type hargneux en Chrysler Impérial vous avait traité d’indigène aujourd’hui. Ça vous a fait tiquer ? »
— On peut dire que les nouvelles vont vite, dans le coin, remarqua Dasein.
— Ça c’est sûr. Doc. Évidemment, l’erreur de ce type me révèle que vous êtes un vrai Santarogan, voilà tout. Jenny ne s’était pas trompée sur votre compte.
— Jenny n’a rien à voir là-dedans.
— Elle a tout à y voir. Comprenons-nous, Doc. Larry a besoin d’un nouveau psychologue et Jenny estime que vous êtes l’un des meilleurs. Il y a une bonne place dans la vallée pour un gars comme vous.
— Quel genre de place ? Dasein avait à l’esprit les deux enquêteurs qui avaient trouvé la mort, « À six pieds sous terre ? »
— Pourquoi ne cessez-vous pas de vous fuir vous-même, Dasein ?
— J’ai appris depuis longtemps qu’il valait mieux courir que tenir une place intenable.
— Hein ? Marden fronçait les sourcils, perplexe.
— Je ne me fuis pas moi-même, voilà ce que je veux dire. Mais je ne vais pas rester sur place tandis que vous commandez mon existence de la même façon que vous avez commandé ces salades.
— Si vous n’aimez pas ça, vous n’êtes pas forcé d’en manger, rétorqua Marden. Dois-je comprendre que vous refusez l’offre de Larry ?
Dasein baissa les yeux ; il pesait les implications soulevées par cette proposition. Le mieux serait de jouer le jeu, il le savait. C’était pour lui l’occasion de passer de l’autre côté de la Barrière de Santaroga, de découvrir ce qui se passait réellement dans cette vallée. Mais il ne pouvait effacer de ses pensées les réunions de ce Conseil Municipal : interrogeant Jenny sur lui, c’était certain, et discutant des préparatifs en vue de son invasion ! Il ne décolérait pas.
— Vous avez tout monté, avec Jenny et les autres, hein ? Pour appâter le pauvre gogo. L’acheter avec…
— Tout doux, Doc. La voix de Marden restait égale, et toujours avec cette pointe d’amusement. « C’est à votre intelligence que je fais appel, pas à votre cupidité. Jenny dit que vous êtes un gars très malin. C’est là-dessus que nous comptons. »
Dasein serra les poings sous la table, fit effort pour se contrôler. Ainsi le prenaient-ils pour un pauvre nullard innocent bon à se faire manœuvrer avec une jolie nana et un peu d’argent !
— Vous pensez que je suis manipulé ?
— Nous savons que vous êtes manipulé.
— Vous n’avez pas dit par qui.
— Qui est derrière ? Un groupe de financiers, Doc, qui n’aiment pas ce que représente Santaroga. Ils veulent entrer, et n’y parviennent pas.
— La Barrière Santaroga, dit Dasein.
— C’est le terme qu’ils emploient.
— Qui ça. Ils ?
— Vous voulez des noms ? Peut-être que nous vous les donnerons, si le besoin s’en fait sentir.
— Vous voulez me manipuler à votre tour, n’est-ce pas ?
— Ce n’est pas ainsi que fonctionne Santaroga, Dasein.
La salade arriva. Dasein vit devant lui un appétissant plateau de crudités, garni d’émincé de poulet et nappé d’une sauce jaune et crémeuse. Il sentit le brusque aiguillon de la faim. Goûtant un morceau de poulet avec la sauce, il reconnut l’amertume maintenant familière du fromage Jaspé. Le satané produit était partout, songea-t-il. Mais il devait admettre qu’il était délicieux. Peut-être avait-on raison de dire qu’il ne supportait pas le voyage.
— Plutôt bon, non ? demanda Marden.
— Oui, c’est vrai. Il étudia le capitaine un moment. Comment fonctionne Santaroga, Capitaine ?
— Le Conseil gouverne, avec droit de veto de l’assemblée municipale ; des élections annuelles. Tous les résidents âgés de plus de dix-huit ans ont le droit de vote.
— La démocratie directe, dit Dasein. « Parfait lorsque vous avez une communauté de cette taille, mais… »
— Nous avions trois mille votants et cinq mille huit cents procurations lors de la dernière Assemblée municipale, dit Marden. C’est réalisable lorsque les gens sont décidés à se gouverner eux-mêmes. Et nous sommes décidés, Dr Dasein. C’est ainsi que fonctionne Santaroga.
Dasein avala sa feuille de salade, reposa sa fourchette.
Près de neuf mille personnes au-dessus de dix-huit ans dans la vallée ! C’était deux fois plus que ses estimations. De quoi vivaient-ils ? Un tel endroit ne pouvait subsister en totale autarcie.
— Vous voulez me voir épouser Jenny, réinstaller ici… faire un nouvel électeur, dit Dasein. C’est ça ?
— C’est semble-t-il le vœu de Jenny. Nous avons tenté de l’en dissuader, mais… Il haussa les épaules.
— L’en dissuader… en interceptant son courrier, par exemple ?
— Quoi ?
Dasein vit l’évidente perplexité de Marden et le mit au courant des lettres perdues.
— Ces sacrées postières, s’exclama Marden. « Je me demande si je ne devrais pas descendre leur faire les sommations d’usage. Mais ça ne changera rien aux choses, à vrai dire. »
— Non ?
— Non. Vous aimez Jenny, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que je l’aime !
La réponse avait jailli avant qu’il n’ait pu y réfléchir. Il entendit le son de sa propre voix et se rendit compte de la profondeur de son émotion. Bien sûr qu’il aimait Jenny. Il s’était ennuyé d’elle à en mourir. C’était miracle qu’il ait pu tenir loin d’elle aussi longtemps – preuve de son orgueil de mâle, blessé de se voir rejeté.
Stupide orgueil !
— Eh bien, parfait, dit Marden. « Terminez de déjeuner, allez faire un tour dans la vallée, et ce soir vous réglerez tout ça avec Jenny. »
Il ne peut vraiment pas croire que ce soit aussi simple songea Dasein.
— Tenez, dit Marden. Il prit la serviette de Dasein sur la banquette et la posa entre eux, sur la table. « Faites votre étude de marché. Ils connaissent déjà tout ce que vous pourrez trouver. Ce n’est pas vraiment ainsi qu’ils comptent vous manipuler. »
— Comment, alors ?
— À vous de trouver. Docteur. Il n’y a qu’ainsi que vous pourrez y croire.
Marden se remit à sa salade, mangeant avec entrain. Dasein posa sa fourchette et demanda :
— Qu’avez-vous fait des chasseurs que vous avez arrêtés ce matin ?
— On les a décapités et mis en conserve, répondit Marden. Qu’est-ce que vous croyez ? On leur a donné une amende et on les a mis dehors. Vous voulez voir les procès-verbaux ?
— À quoi bon ?
— Vous savez, Doc, reprit Marden en pointant sa fourchette, « vous prenez ça comme l’a fait Win – Win Burdeaux ».
Prendre quoi ? se demanda Dasein. Mais il posa la question :
— Et comment Win l’a-t-il pris ?
— En luttant contre. Ce qui correspond au schéma, bien entendu. Il s’est intégré assez vite, toutefois, si mes souvenirs sont bons. Win était fatigué de courir avant même d’arriver à Santaroga.
— Bande de psychologues amateurs, railla Dasein.
— C’est exact. Doc. On pourrait avoir besoin d’un autre professionnel de qualité.
Dasein se sentait pris de court devant l’impavide bonne humeur de Marden.
— Mangez votre salade, poursuivit le policier. C’est bon pour ce que vous avez.
Dasein reprit une bouchée de poulet trempée dans la sauce au Jaspé. Il devait reconnaître que la nourriture lui faisait du bien. Il se sentait la tête claire, l’esprit éveillé. Il savait que la faim pouvait avoir une influence néfaste. La nourriture faisait retomber les tensions, permettait à l’esprit de fonctionner. Marden finit son assiette, se carra sur son siège.
— Vous allez reprendre le dessus, dit-il. « À présent, vous êtes dans la confusion mais si vous êtes aussi intelligent que l’affirme Jenny, vous découvrirez la vérité par vous-même. Je crois que vous vous plairez ici. »
Marden se glissa hors du compartiment, se redressa.
— Je suis censé vous croire simplement sur parole lorsque vous affirmez que je suis manipulé ? reprit Dasein.
— Je ne vous chasse pas de la vallée, non ? demanda Marden.
— Les lignes téléphoniques sont-elles toujours coupées par le feu ? rétorqua Dasein.
— Je n’en sais fichtre rien. Marden consulta sa montre. « Écoutez, j’ai du travail à faire. Rappelez-moi après votre conversation avec Jenny. »
Sur ces mots, il partit.
Le garçon arriva et se mit à débarrasser.
Dasein leva les yeux sur le visage rond de l’homme, remarqua ses cheveux gris, ses épaules voûtées. « Pourquoi vivez-vous ici ? » lui demanda-t-il.
— Hein ? Il avait une voix de baryton rocailleuse.
— Pourquoi vivez-vous à Santaroga ? répéta Dasein.
— Vous êtes pas bien ? C’est mon pays.
— Mais pourquoi ici, plutôt que, je ne sais pas, San Francisco, ou Los Angeles ?
— Vous êtes vraiment pas bien ! Qu’est-ce que j’aurais là-bas que je n’ai pas ici ? Il repartit avec les assiettes.
Dasein resta à lorgner son porte-documents sur la table. Une étude de marché. Sur le siège d’en face, il aperçut le coin d’un journal. Il se pencha par-dessus la table et s’en empara. Il portait en titre : « Santaroga Press ».
La colonne de gauche était consacrée à un résumé des nouvelles internationales dont la concision et le style le frappèrent : une suite de paragraphes brefs, un paragraphe par sujet.
Alinéa : « Ces idiots persistent à s’entretuer en Asie du Sud-Est. »
Dasein réalisa peu à peu qu’il s’agissait des nouvelles du Viêt-nam.
Alinéa : « Le dollar continue de s’effondrer sur les places financières internationales bien que le fait soit minimisé, voire ignoré par la presse nationale. Le krach risque par comparaison de faire passer le Vendredi Noir pour une partie de pique-nique. »
Alinéa : « Les discussions de Genève sur le désarmement ne désarment personne hormis les arrogants et les auto-satisfaits. Nous rappelons que les délégués étaient encore en discussion la dernière fois que les bombes se sont mises à tomber. »
Alinéa : « Le Gouvernement des États-Unis continue d’agrandir sa grande cachette sous les montagnes vers Denver. À votre avis, combien, parmi les gros bonnets de l’armée, les officiels du gouvernement et leur famille ont eu de billets d’entrée pour le jour de la grande explosion ? »
Alinéa : « La France a encore fait un pied de nez aux États-Unis cette semaine en leur disant de débarrasser les bases aériennes françaises des avions américains. Seraient-ils plus malins que nous ? »
Alinéa : « L’automatisation a encore grignoté de 0,4 pour cent le marché du travail le mois dernier. Les portions se font de plus en plus grosses. Quelqu’un a-t-il une idée pour employer cet excédent de population ? »
Dasein abaissa le journal, le regarda sans le voir. Mais ce foutu truc était subversif ! Était-il l’œuvre d’un noyau de communistes ? Était-ce donc là le secret de Santaroga ?
Il leva les yeux pour apercevoir le garçon, debout près de lui.
— C’est votre journal ? demanda ce dernier.
— Oui.
— Oh. Je suppose que c’est Al qui vous l’a donné. Il s’apprêtait à repartir.
— Où ce restaurant s’approvisionne-t-il ? s’enquit Dasein.
— Dans toute la vallée. Dr Dasein. La viande de bœuf provient du ranch de Ray Allison en haut de la vallée. La volaille de chez Mrs Larson à l’ouest d’ici. Les légumes et le reste viennent des serres.
— Oh. Merci. Dasein se replongea dans le journal.
— Vous désirez quelque chose d’autre, Dr Dasein ? Al a dit de vous donner ce que vous vouliez. C’est lui qui paie.
— Non, merci bien.
Le garçon laissa Dasein à sa lecture.
Dasein se mit à feuilleter le journal. Il avait huit pages, quelques publicités au début seulement, et la moitié de la dernière page consacrée aux petites annonces. Les réclames étaient des annonces purement informatives : « Brenner & Fils viennent de recevoir de nouvelles chambres à coucher à des prix raisonnables. Premiers venus, premiers servis. Mobilier de première qualité, fabrication locale.
« Quatre nouveaux modèles d’armoires frigorifiques (1,5 m3) disponibles aux Magasins Lewis. Tarifs sur demande. » En illustration, un gros homme souriant tenait ouverte la porte d’une armoire frigorifique.
Les annonces classées étaient en majeure partie des propositions d’échange :
« Ai trente mètres de laine tissée main (largeur 135) – recherche bonne tronçonneuse. Demander Ed Jankey, Scierie Numéro Un.
« Cette fourgonnette Ford 56, une tonne, achetée il y a deux ans, roule encore. Sam Scheler l’estime à 50 dollars environ, ou une bonne génisse. William McCoy, River Junction. »
Dasein se mit à consulter les pages intérieures. Il y avait une rubrique de jardinage : « Il est temps de lâcher les crapauds dans votre jardin si vous voulez vous préserver des limaces. »
L’une des pages intérieures consacrait une colonne entière aux annonces de réunions. En la lisant Dasein fut frappé par ce leitmotiv : « On servira du Jaspé ».
On servira du Jaspé. Du Jaspé… du Jaspé… il y en avait partout. En faisaient-ils donc une telle consommation ? Il sentait que le mot avait un sens caché. C’était un signe de ralliement, un aspect spécifique de Santaroga.
Dasein poursuivit son examen. L’une des petites annonces attira son regard : « Partagerais pendant deux ans la moitié de mon coffre à Jaspé (2 mètres cubes au niveau 5 de l’ancienne Section) contre six mois de travail de charpente. Léo Merriot, 1018 Route de la Rivière. »
À quoi diable pouvait ressembler un coffre à Jaspé ? En tout cas, on pouvait en échanger dix mètres cubes pour deux ans contre l’équivalent de six mois de travail de charpente. Ce n’était pas rien, quelque chose comme quatre mille dollars…
Un éclat de lumière lui fit lever la tête au moment où pénétrait dans le restaurant un jeune couple. La fille était brune, des yeux bruns et profonds, des sourcils merveilleusement longs ; son compagnon était blond, les yeux bleus, des traits de Normand finement ciselés. Ils s’assirent dans l’alcôve derrière Dasein. Il les observa dans le miroir incliné du bar. Le jeune homme regarda par-dessus son épaule en direction de Dasein, murmura quelques mots à sa compagne. Elle sourit.
Le serveur leur apporta deux boissons froides.
La fille disait :
— Après le Jaspé, nous nous sommes assis pour écouter le soleil couchant, une corde et un oiseau.
— Des fois, tu devrais sentir la fourrure sur la peau de l’eau, lui dit son compagnon. C’est le rouge du vent qui remonte.
Dasein était brusquement en alerte : La teneur obsédante, évasive de ces paroles presque sans suite – voilà qui était typique de la schizophrénie, ou de l’effet d’un psychédélique. Il tendit l’oreille, mais ils étaient tête contre tête et murmuraient, en riant.
Brusquement, Dasein se revit trois ans plus tôt lorsque son département faisait des expérimentations sur le LSD et qu’il avait découvert que Jenny Sorge, la jeune étudiante de Santaroga, présentait une apparente immunité à la drogue. Les expériences, abandonnées à la suite de la publicité sensationnelle faite autour du LSD, n’avaient pu confirmer cette découverte et Jenny s’était quant à elle refusée à en discuter. Le souvenir de ces faits revenait hanter Dasein maintenant.
Pourquoi devrais-je me rappeler ceci ? se demanda-t-il.
Le jeune couple finit ses consommations, se leva et sortit.
Dasein plia le journal. Il allait le ranger dans sa serviette lorsqu’une main se posa sur son bras. Il leva les yeux et découvrit Marden qui le regardait.
« Je crois que c’est mon journal », dit le policier. Il l’ôta des mains de Dasein. « J’étais à mi-chemin lorsque je m’en suis souvenu. À plus tard. » Il sortit d’un pas pressé, le journal calé sous son bras.
Cette brusquerie désinvolte, cette manière soudaine de le déposséder d’une si intéressante lecture mirent Dasein en colère. Il s’empara de sa serviette, fonça vers la porte : il eut juste le temps de voir Marden tourner le coin dans une voiture de police.
Qu’il aille au diable ! se dit-il. J’en trouverai bien un autre.
Le drugstore du coin ne vendait pas de journaux ; d’ailleurs l’employé lui indiqua froidement que le quotidien local n’était servi « que sur abonnement exclusivement ». Il affirma qu’il ignorait où il était imprimé. Le quincaillier du bas de la rue lui fournit la même réponse, tout comme le caissier de l’épicerie en face de laquelle il avait garé son camion.
Dasein grimpa dans la cabine, ouvrit sa serviette et prit des notes sur le maximum d’articles dont il pouvait se souvenir. Lorsque sa mémoire lui fit défaut, il démarra et entreprit de sillonner les rues de la ville en quête d’une enseigne de journal ou d’un atelier d’imprimerie. Rien ne put lui indiquer que le Santaroga Press était bien imprimé sur place, en revanche les panonceaux d’un marchand de voitures d’occasion le firent s’arrêter brusquement. Il les consulta, étonné :
Une Buick vieille de quatre ans portait sur son pare-brise :
« Celle-ci est un gouffre à huile mais une bonne affaire pour 100 dollars. »
Sur une Rover de l’année précédente : « Moteur cassé, mais on peut se permettre de lui en remettre un neuf pour le prix : 500 dollars. »
Sur une Chevrolet de dix ans : « Cette voiture a appartenu à Jersey Hofstedder. Sa veuve n’en réclame que 650 dollars. »
Curieux, Dasein descendit et s’approcha de la Chevrolet de Jersey Hofstedder. Il regarda le tableau de bord. Le compteur accusait soixante et un mille miles[2]. La sellerie était en cuir, d’une finition parfaite. Dasein ne put voir une seule éraflure ; les pneus semblaient presque neufs.
— Vous voulez l’essayer, Dr Dasein ?
C’était une voix de femme. Dasein se retourna et se retrouva en face d’une élégante matrone aux cheveux gris vêtue d’un chemisier à fleurs et de blue jeans. Elle avait un visage replet, ouvert, un teint légèrement hâlé.
— Je suis Clara Scheler, la mère de Sam, lui dit-elle. Je suppose que vous avez déjà entendu parler de Sam, maintenant.
— Et bien sûr, vous me connaissez, rétorqua Dasein, cachant à peine sa colère. « Je suis le copain à Jenny, venu de Berkeley. »
— Je vous ai vu ce matin avec elle. C’est une chic fille, Dr Dasein. Bon, si la voiture de Jersey vous intéresse, je peux vous en parler.
— Je vous en prie.
— Les gens du coin savent comment était Jersey : un maniaque de la perfection, pour tout dire. Il avait passé au banc toutes les pièces mobiles de son véhicule. Il les a équilibrées, ajustées, rodées pour en faire le meilleur engin qu’on ait jamais vu. Il a aussi posé des freins à disques. Et vous pouvez voir ce qu’il a fait comme sellerie.
— Qui était Jersey Hofstedder ?
— Qui… oh, c’est juste, vous êtes nouveau ici. Jersey était le chef mécano de Sam, jusqu’à sa mort, le mois dernier. Sa veuve a conservé la Cord dont Jersey était si fier, mais elle dit qu’on ne peut guère conduire qu’une seule voiture à la fois. Alors elle m’a demandé de vendre la Chewy. Tenez, écoutez un peu.
Elle se glissa derrière le volant, fit démarrer le moteur.
Dasein se pencha tout contre le capot : le bruit du moteur était presque imperceptible.
— Double allumage, précisa Clara Scheler. « Jersey se vantait de faire du huit litres et demi au cent et ça ne m’étonnerait pas le moins du monde. »
— Moi non plus.
— Vous voulez payer comptant ou à crédit ? demanda Clara Scheler.
— Je… je n’ai pas décidé de l’acheter.
— Jenny et vous ne pourriez choisir mieux pour démarrer que la voiture de Jersey. Il va bien falloir vous débarrasser du tacot avec lequel vous êtes arrivé. Je l’ai entendu. Il ne va pas faire long feu si vous ne faites pas revoir ses bielles.
— Si… si je me décide à l’acheter, je reviendrai avec Jenny, dit Dasein. Merci de me l’avoir montrée. Il fit demi-tour et battit en retraite vers son camion. Il avait été à deux doigts d’acheter le véhicule de Jersey Hofstedder. Il en était étonné : cette femme devait être une commerçante de premier ordre.
Il retourna vers l’Auberge, l’esprit bouillonnant face à l’étrange personnalité que révélait Santaroga. La naïveté bizarre des affiches pour ces voitures d’occasion, les annonces du Santaroga Press – tout cela relevait du même style : Une honnêteté désinvolte, mais qui pouvait s’avérer brutale, à l’occasion.
Il monta dans sa chambre, s’allongea sur le lit pour tâcher d’ordonner ses pensées, les événements de la journée. Après coup, la conversation avec Marden au restaurant semblait encore plus étrange : Un boulot à la clinique de Piaget ? L’obsédante obscurité du dialogue du jeune couple le hantait. Des drogués ? Et ce journal qui n’existait pas – sauf par abonnement. La voiture de Jersey Hofstedder – Dasein fut tenté de retourner l’acheter, pour la conduire hors de la vallée et la faire examiner par un mécanicien de l’extérieur.
Il prit peu à peu conscience d’un murmure de voix persistant. Il se leva, fit des yeux le tour de la chambre, mais ne put en localiser la source. Le pan de ciel visible par la fenêtre tournait au gris. Il alla regarder dehors. Des nuages arrivaient du nord-ouest.
Le murmure de voix continuait.
Dasein fit le tour de la pièce, s’arrêta sous un minuscule aérateur, dans le coin au-dessus de la commode. S’aidant de la chaise du bureau, il grimpa sur le meuble et colla son oreille contre la bouche d’aération. Faible mais distinct, il reconnut la ritournelle familière d’une publicité télévisée pour une marque de chewing-gum.
Avec un sourire, Dasein redescendit de la commode. Ce n’était que quelqu’un en train de regarder la télé. Il fronça les sourcils. C’était la première fois qu’il avait la preuve qu’ils possédaient même la télévision dans la vallée. Il se remémora la topographie des lieux : une cuvette. La réception de la télé aurait exigé une antenne sur l’une des collines, des amplificateurs, une longueur de câble considérable.
Il remonta sur la commode, recolla l’oreille à l’aérateur. Il s’aperçut qu’il pouvait distinguer le son du récepteur (un feuilleton de l’après-midi) et le fond sonore d’une conversation entre trois ou quatre femmes. L’une d’entre elles semblait donner à sa voisine un cours de tricot. À plusieurs reprises il entendit prononcer le mot « Jaspé » et une fois, fort distinctement : « Une vision, c’est tout ; rien qu’une vision. »
Dasein redescendit de son perchoir, et se rendit dans le corridor. Entre sa porte et la fenêtre de l’extrémité avec son panneau « Sortie », il n’y avait aucune porte. De l’autre côté, si ; mais pas du sien. Il réintégra sa chambre, étudia la bouche d’aération. Elle semblait s’enfoncer droit dans le mur, mais les apparences pouvaient être trompeuses. Elle pouvait venir d’un autre étage. Pourtant, qu’y avait-il dans toute la partie arrière de cet angle du bâtiment ? Dasein se sentait curieux maintenant d’explorer les lieux.
Il descendit au rez-de-chaussée, traversa le hall désert sortit et fit le tour de l’hôtel. À l’arrière se dressait un chêne, un patriarche à l’écorce noueuse dont une branche s’inclinait au droit de l’une des fenêtres du premier. Ce devait être la sienne, jugea Dasein. Elle était située au bon endroit et la branche confirmait ce fait. Un auvent bas surmontait la desserte des cuisines qui saillait sous la fenêtre. Dasein regarda vers le pignon et compta trois autres fenêtres dans la zone qu’aucune porte ne desservait. Elles avaient toutes les rideaux tirés.
Pas de porte, mais trois fenêtres, réfléchit Dasein.
Il remonta dans sa chambre d’un pas plus lent. Le hall était toujours vide mais on entendait le bruit d’une conversation et le bruissement du standard derrière le bureau.
De retour dans sa chambre, Dasein se rendit à la fenêtre pour examiner le toit de l’auvent. La pente en était faible, les ardoises sèches. Il ouvrit la crémone, enjamba l’appui. En s’appuyant contre le mur, il pouvait avancer de biais le long du toit.
À la première fenêtre, il s’agrippa au rebord et chercha une ouverture dans le rideau. Il n’y en avait pas mais le son du téléviseur était parfaitement audible lorsqu’il eut pressé son oreille contre la vitre. Il entendit un fragment d’annonce publicitaire puis l’une des femmes dire : « Ça suffit pour cette chaîne, passe sur la NBC. »
Dasein se recula, rampa vers la fenêtre suivante. Il y avait un espace d’un centimètre au bas du rideau. Il faillit perdre l’équilibre en se penchant pour lorgner par l’ouverture, se rattrapa, assura fermement sa prise et s’accroupit pour regarder.
Son regard rencontra la lueur grise et fluctuante d’un des tubes cathodiques dans une pièce plongée dans l’ombre. Il put juste distinguer une console équipée de huit téléviseurs adossée contre un mur à sa droite. Cinq femmes étaient assises dans des fauteuils confortables, à bonne distance des écrans. Il nota que l’une d’entre elles était effectivement en train de tricoter. Une seconde semblait prendre des notes sur un bloc sténo. Une troisième manipulait une espèce de magnétophone.
Le groupe évoquait l’ambiance d’un bureau en pleine activité. Les femmes semblaient d’un âge plus que mûr pourtant lorsqu’elles se mouvaient, c’était avec la grâce des gens actifs. Une blonde, élégante, se tenait debout sur la droite ; elle balaya de son calepin l’écran du récepteur supérieur droit, l’éteignit. Elle retourna s’effondrer dans son fauteuil, accentuant sa mimique de fatigue, et dit à haute voix :
— Mon Dieu ! Imaginez qu’on laisse ce fatras se déverser sans censure dans votre cerveau jour après jour après jour après…
— Garde tes forces pour le rapport, Suzie ! C’était la femme au magnétophone.
Le rapport ? se demanda Dasein. Quel rapport ?
Il balaya la pièce du regard. Une rangée de classeurs occupait le mur du fond. Il pouvait distinguer le coin d’un lit de camp adossé contre sa fenêtre. Un escalier escamotable, analogue à ceux qu’on emploie pour accéder à un grenier était visible dans le coin de gauche. Derrière les spectatrices, il y avait deux machines à écrire posées sur des dessertes à roulettes.
Dasein jugea que c’était bien là l’une des pièces les plus étranges qu’il lui eût été donné de voir. Il avait sous les yeux tous les attributs de la normalité, mais avec cette déformation caractéristique de Santaroga. Pourquoi ce secret ? Pourquoi huit récepteurs de télévision ? Qu’y avait-il dans les classeurs ?
Quel rapport ?
De temps à autre, les femmes prenaient des notes, déclenchaient le magnétophone, changeaient de chaîne. Et tout le temps, elles continuaient leur tranquille conversation dont seules des bribes parvenaient à Dasein. Des fragments sans grande signification – des paroles banales : « J’ai finalement décidé de ne pas faire de plis : c’est trop compliqué. » « Si Fred ne peut pas me prendre après le travail, il faudra qu’on me ramène. »
Sa position en pleine vue sur le toit commençait à l’inquiéter. Il se dit qu’il n’apprendrait rien de plus à guetter derrière la fenêtre. Et quelle explication fournirait-il s’il était découvert ?
Avec prudence, il recula jusqu’à sa chambre, enjamba la fenêtre, la referma. À nouveau, il examina le couloir : Il n’y avait effectivement pas de porte d’accès à cet étage. Bizarre. Il alla jusqu’au panneau de sortie, ouvrit une porte étroite donnant sur un palier. En partait un escalier à balustrade en bois. Dasein se pencha par dessus, plongea son regard dans la cage, jusqu’au rez-de-chaussée. Puis il leva les yeux. La cage d’escalier était éclairée par une verrière au second.
À pas de loup, il monta à l’étage supérieur, ouvrit la porte palière qui donnait sur un autre corridor. Il entra, examina le mur au-dessus de la chambre secrète. À deux pas de là une nouvelle porte s’ouvrait. Une plaque indiquait : « Lingerie ». Dasein fit jouer la poignée – verrouillée.
Frustré, il retourna vers le palier. Au moment où il quittait le hall son pied droit s’entrava dans le coin d’un tapis. En un instant de terreur, Dasein vit la balustrade et la cage vide se ruer vers lui. Son épaule droite heurta la rampe ; il y eut un craquement. Mais cela ne fit que ralentir sa chute, sans l’arrêter. Il agrippa de la main gauche le tronçon de la rampe, la sentit se recourber vers l’extérieur, sut qu’il allait basculer dans le vide – une chute de trois étages. La rampe brisée émettait un grincement à mesure qu’elle fléchissait dans sa main. Tout ceci semblait se dérouler au cours d’un terrible ralenti. Il voyait les bords des marches qui descendaient : leur peinture avait dégoutté en formant des petites rigoles jaunes. Il aperçut une toile d’araignée sous l’une des contremarches, un morceau de peluche marron y était pris.
La rampe finit de se briser dans un ultime craquement et Dasein tomba. En ce mortel instant, alors qu’il voyait son corps s’écrabouiller sur le béton trois étages plus bas, des mains robustes empoignèrent ses chevilles. Sans bien réaliser ce qui lui était arrivé, Dasein oscilla la tête en bas, lâcha la lampe brisée et la vit tournoyer et tomber.
Il se sentit tiré vers le haut comme une poupée, hissé par-dessus les fragments brisés de la balustrade, retourné, le dos contre le sol du palier.
Dasein se retrouva face au visage sombre et renfrogné de Win Burdeaux.
— Il était moins une. Monsieur, dit Burdeaux.
Dasein était trop haletant pour répondre. Son épaule droite n’était qu’une monstrueuse boule de souffrance. Les doigts de sa main gauche étaient crispés en une crampe douloureuse à force d’avoir agrippé la rampe.
— J’ai entendu quelqu’un essayer d’ouvrir la porte de la lingerie, expliquait Burdeaux. « J’étais à l’intérieur, Monsieur, et je suis sorti. Et voilà que je vous vois traverser la balustrade. Comment cela s’est-il produit ? »
— Le tapis, hoqueta Dasein. « Trébuché. » Burdeaux se pencha pour examiner ce coin du palier.
Il se raidit soudain :
— Je veux être pendu si ce tapis n’est pas déchiré, là. Monsieur. Voilà une situation fort dangereuse.
Dasein parvint à faire jouer ses doigts engourdis. Il prit une profonde inspiration, tenta de se redresser. Burdeaux lui prêta assistance. Dasein remarqua que sa chemise était déchirée. Il avait une longue éraflure rouge du ventre à la poitrine, là où il avait frotté contre la balustrade brisée.
— Vous feriez mieux de souffler quelques minutes, Monsieur, dit Burdeaux. Vous voulez que j’appelle le docteur ?
— Non… non, merci.
— Ça ne prendrait qu’une minute, Monsieur.
— Ça… Ça ira.
Dasein regarda la déchirure du tapis, le bord effrangé de laine marron. Il se rappela le morceau de rampe qui était tombé dans la cage et s’étonna de ne pas l’avoir entendu heurter le sol. Il avait également à l’esprit une autre image, tout aussi troublante : les accidents mortels de ses deux prédécesseurs. Dasein se vit mort au pied de l’escalier, l’enquête – tout ceci est naturel, fort regrettable, mais naturel. Ce sont des choses qui arrivent.
Mais était-ce bien des accidents ?
Son épaule commençait à l’élancer.
— Je ferais mieux de redescendre dans ma chambre… et de me changer. La douleur de son épaule, intense maintenant, lui prouvait qu’il avait besoin de soins. Il sentait en lui un instinct lutter contre cette idée, pourtant, tandis qu’il faisait effort pour se lever.
Burdeaux s’avança pour l’aider mais Dasein le repoussa, tout en se rendant compte du caractère irrationnel de son acte.
— Monsieur, je ne vous veux aucun mal, dit Burdeaux. Sa voix était doucement grondeuse ».
Ma terreur était-elle si évidente ? se demanda Dasein.
Il se rappela soudain les mains robustes qui le saisissaient aux chevilles lui sauvaient la vie au bord de cette cage d’escalier. Un sentiment de reconnaissance l’envahit.
— Je… je le sais bien. Vous m’avez sauvé la vie. Il n’y a pas de mots pour vous en remercier. Je… je pensais à cette balustrade brisée. Vous ne croyez pas que vous devriez la réparer ?
Prenant appui sur le mur, Dasein se mit sur pieds. Il haletait. La douleur de son épaule était une agonie.
— Je vais verrouiller cette porte, Monsieur. La voix de Burdeaux était douce, mais ferme. « Je vais appeler le docteur. Vous vous tenez l’épaule. Je suis certain que vous avez très mal. Mais le docteur vous examinera. Monsieur. »
Dasein se détourna, s’étonnant de sa propre ambivalence : Il fallait qu’un médecin lui examine l’épaule – d’accord. Mais fallait-il que ce soit Piaget ? En se tenant contre le mur, Dasein redescendit les marches. Piaget… Piaget… Piaget… Avait-on appelé Piaget lors des deux accidents fatals ? Le mouvement provoquait dans son épaule des élancements douloureux. Piaget… Piaget… Comment cet incident de l’escalier pouvait-il être autre chose qu’un accident ? Qui pouvait prévoir qu’il se trouverait à cet endroit précis en cet instant précis ?
Puis il entendit le son d’une porte qu’on refermait et verrouillait au-dessus de lui. Le pas lourd de Burdeaux résonna sur les marches. Les vibrations accrurent encore la douleur de son épaule. Dasein la serra de sa main valide, s’arrêta sur le palier du premier.
— Monsieur ?
Il se tourna, leva les yeux vers le visage sombre du Maure, y lut une expression soucieuse.
— Il vaudrait mieux. Monsieur, que vous ne retourniez pas sur le toit à l’avenir. Vous pourriez faire une chute. Une chute de cette hauteur pourrait être très dangereuse.